FOCUS² - Frac Corsica

 

Portrait d'Anne Alessandri, Directrice du FRAC Corsica. ©Dominique Degli-Esposti
Portrait d’Anne Alessandri, Directrice du FRAC Corsica. ©Dominique Degli-Esposti
Claudio PARMIGGIANI (1943, Luzzara (Italie) ; Ferro Mercurio Oro, 1997 - 1999 blocs au Monte d'Oro (bronze et fusion or) 40 x 16 x 16 cm (x2) 2/ Achat en 1997, Frac Corse, © Claudio Parmiggiani - Photographie : Kees Visser,Photographie
Claudio PARMIGGIANI (1943, Luzzara (Italie) ; Ferro Mercurio Oro, 1997 – 1999 blocs au Monte d’Oro (bronze et fusion or) 40 x 16 x 16 cm (x2) 2/ Achat en 1997, Frac Corse, © Claudio Parmiggiani – Photographie : Kees Visser,Photographie

Ferro Mercurio Oro

Quand le Frac a proposé à Claudio Parmiggiani de réaliser une œuvre en Corse comme il ne la connaissait pas il a voulu la voir. Quand il l’a vue, il a pensé y sceller un signe universel et permanent.

Le monde est à la mesure de l’homme, de l’homme enfermé dans sa conscience. Cette conscience est la réalité du monde.

Quelle que soit la grandeur de la nature, même infinie, elle est toujours à l’échelle de l’humain, comprise dans son regard, appréhendée par lui, territoire de son errance. Elle est son espace dévolu. Le temple n’est plus à faire, c’est elle. Les empreintes de Claudio Parmiggiani révèlent littéralement dans leur contexte, qui est tout, les « justes proportions » de l’esprit classique : symétrie et correspondance. « Anthropométrie esthétique », c’est ainsi qu’Erwin Panofsky[1] a nommé la théorie des proportions humaines transformée par Alberti. Ces traces dorées incrustées dans la montagne réfléchissent l’origine de la théorie, son moule.

Il y a le visible et l’invisible.

Parfois la lumière gonfle le reflet du métal et, du creux surgit l’inverse ; une puissance pousse hors de la terre, qui porte l’espace.

Gravement, le double geste invraisemblable d’une impossible pression et d’une fantastique éruption signe la croûte terrestre en un point rare, précis et trouvé de sa moindre épaisseur. Impressions digitales[2] aux fontanelles du globe.

Légèrement, les formes d’ailes (d’une main après l’autre) rappellent Angelo[3] disparu et partout, « saisissante image d’une figure qu’on suppose humaine » une figure qui révélerait des indices de son imperceptibilité et de sa force.

Ferro Mercurio Oro est de l’ordre de l’impensable et de l’évidence. Nous pourrons trouver des mots justes, ils ne diront pas son mystère.

Claudio Parmiggiani veut un livre d’images et de photographies du lieu. Il faut y aller, s’asseoir sur ce rocher face à la vallée, aux autres montagnes et, infiniment se demander…, retrouver dans cette question la mélancolie, la peur, l’émotion de l’être désespéré aux limites de l’enchantement, répandre son regard de l’œuvre au paysage, sentir cet écho muet : « la poésie est la voix de l’image »[4].

Tandis que la montagne résonne de cette imprégnation lumineuse et tactile à Corte, conservées au Fonds d’art contemporain, les deux mêmes empreintes de mains prises dans deux blocs de fonte, reçoivent du mercure le temps de leur exposition. Les pièces de fonderie, posées sur le sol, sont visibles dans leur volume total, leur état entier de sculpture. Les lourdes gouttes s’élargissent et se séparent dans les creux du fer. Épaisseur d’une lumière liquide exprimée du métal, intouchable, dangereuse. Extraordinaire recueillement[5].

Placées dans des espaces différents et séparés, les deux œuvres qui sont une et chacune, déterminent les conditions d’une transformation de la matière et de la pensée. Il en manque que le rien qu’elles comprennent pour que s’opère la révélation qui priverait l’homme de son désespoir et de son rôle ; Celui de donner au monde cette profonde interrogation et d’en recevoir ce qu’il contient d’impalpable : un destin inscrit dans toutes les correspondances de l’univers.

Anne Alessandri, Novembre 1999

[1] Erwin Panofsky, La renaissance et ses avant-courriers dans l’art de l’Occident, 1960, traduction Flammarion 1976.

[2] Impressions digitales : (Anatomie). Légères dépressions que l’on remarque à la face interne des os du crâne et qui ressemblent à des empreintes de doigts sur une matière molle. Grand Larousse Encyclopédique.

[3] Angelo œuvre de Claudio Parmiggiani (Biennale de Venise 1995) : « la vaste salle blanche qui lui était impartie n’accueillait en effet rien d’autre que ce socle blanc surmonté d’un capot de plexiglas de la taille d’une statue debout, mais vide de tout autre présence qu’une paire de chaussures grossières, recouvertes de boue d’argile grise, crue craquelée et posées sur des dalles de même terre. » Christian Bernard, Monuments à un désastre obscure, Art Press n°212.

[4] Claudio Parmiggiani, STELLA SANGRE SPIRITO, 1995.

[5] Dans la chapelle de l’Oratoire, à Nantes en1997, Claudio Parmiggiani a reproduit près de trois cents fois, dans des blocs d’argile, ce geste lisible comme une supplication : « les mains sont ouvertes comme les pages d’un livre », in texte d’Arielle Pélenc, édition du Musée des Beaux-arts de Nantes, 19997.

Edito

Fabien Danesi, directeur du Frac Corse
Fabien Danesi, directeur du Frac Corse

Anne

À l’occasion d’une exposition de 1997 intitulée Géographiques. Territoires vécus, territoires voulus, territoires figurés, Anne Alessandri avait cité en exergue de son texte un passage du roman de Paul Auster, Cité de verre (1985), qui écrivait : « Il chercha à quoi ressemblerait la carte retraçant tous les pas qu’il avait fait dans sa vie, et quel serait le mot qu’elle dessinerait.” Loin de moi l’idée de retracer ici tous les pas de celle qui fut nommée à la direction du Frac Corsica en 1996, après Madeleine Santandrea et Serge Graziani, et qui y resta durant vingt-cinq ans. Une vie entière ne se raconte pas. Cependant, un mot peut sûrement nous servir de fil conducteur, un mot auquel elle aura consacré une exposition avec la complicité du directeur du musée Fesch, Philippe Costamagna : la passion. Dans le catalogue de l’exposition Passionnément qui eut lieu en 2012, Anne Alessandri, y explique que « tout ce qui importe, qui emporte hors de soi, les sentiments, les désirs les plus forts, sont vécus sur le mode de la passion. »

D’évidence, l’engagement d’Anne Alessandri pour la création contemporaine fut de cet ordre. À la fin des années 1960, elle rejoint la section artistique du lycée Marboeuf de Bastia, créé en 1958. Sous l’impulsion de José Lorenzi, l’expérimentation y est le maître-mot. On y trouve Anne Baldessari, Dominique Degli Esposti, Ange Leccia, ou encore Jean-Paul Pancrazi. L’époque est à la contestation, comme le souligne le titre d’une manifestation à Bastia de 1969 : l’anti-exposition. L’invention et la radicalité conduisent les gestes artistiques de la modernité. Elles s’affrontent au conservatisme et à l’emprise de la tradition. Être vivant consiste donc à tracer son chemin dans la singularité. Pour Anne Alessandri, il s’agit avant tout de venir à Paris afin d’étudier à l’Université de la Sorbonne, tout d’abord en arts et archéologie à Paris IV, puis en arts plastiques à Paris I. Cette solide formation est venue confirmer une exigence dont elle ne se départira jamais. Il en est de même pour le courage.

Chevelure flamboyante rousse, elle n’aura eu de cesse d’affirmer sa liberté et sa ténacité, que ce soit dans les missions qui lui avaient été confiées au sein de la DRAC en Corse ou celles de la Collectivité territoriale, entre 1991 et 1996. Mais c’est bien sûr avec le Frac qu’elle aura accompagné de nombreux artistes pour lesquel(le)s elle avait le plus grand respect. Si certains la pensaient difficilement accessible, il reste qu’Anne Alessandri était des plus fidèles en amitié et qu’elle développa une variété de dialogues sur le long terme. Depuis sa rencontre avec elle en 2001, Agnès Accorsi se remémore ainsi les multiples conversations, parfois orageuses, sur l’art bien sûr, mais pas exclusivement celui que l’on dit contemporain. Car il y avait aussi la peinture de Giotto et de Piero della Francesca, celle du XIXe siècle, à commencer par le romantisme de Géricault et Delacroix. Sans oublier l’écriture de Marguerite Duras, dont elle aurait pu être une héroïne, à la fois complexe et contradictoire.

C’est également en cette année 2001 que Gaël Peltier rencontre Anne Alessandri qui le soutiendra sans relâche. Son enthousiasme et son énergie à défendre son travail ont pris la forme d’une connivence, empreinte de pudeur, elle qui mentionnera en 2011 dans le catalogue de son exposition que, « fondamentalement transgressive, sa posture est dangereuse et réjouissante ». Pareille formule traduit la malice qui était la sienne, et la volonté farouche de prolonger une histoire où la création était encore synonyme d’effraction. Le secret pouvait de la sorte apparaître comme l’expression d’une puissance en réserve. En fait, Anne Alessandri était de cette génération des pionniers de l’art contemporain en institution qui avait l’intuition que l’intégration de la création actuelle au sein de la culture était à double tranchant. Ce que l’art contemporain gagnait en visibilité, il pouvait aussi parfois le perdre en nécessité. Cela ne l’empêcha nullement de chercher à privilégier une sublime intensité. Dans cette perspective, il suffit de relire ce qu’Anne Alessandri remarquait au sujet de la pièce monumentale de Claudio Parmiggiani, Naufrage avec spectateur, exposée en 2009 et 2010 au Couvent de Morsiglia. De cette longue barque, venue de Sardaigne et découpée en trois morceaux pour laisser le public découvrir sa structure, elle énonçait que « sa présence est violence : une violence au faîte de son potentiel, immobilisée dans le silence du lieu qui tient de son architecture son analogie avec l’espace stellaire. C’est un immense ex-voto qui ne rappelle pas un danger passé, miraculeusement évité. Il est là, spectaculaire. Naufrage avec spectateur est une destruction provoquée qui ne suit pas les règles de la nature ou du temps et pourtant elle est fatale comme la vie et la mort. Elle en condense le mystère. »

Cette force de la tragédie, Anne Alessandri en avait fait l’expérience directe et douloureuse, à l’occasion du terrible incendie qui avait détruit 96 oeuvres de la collection du Frac, le 6 novembre 2001. Un formidable élan de solidarité avait alors poussé certains des artistes à proposer de refaire leur oeuvre quasiment à l’identique quand cela était possible. Ce fut le cas de Daniel Buren, Rodney Graham, Ange Leccia ou encore Richard Long. Cet évènement a fait de la collection un « projet collectif » comme elle aimait le souligner. Elle y forgea le caractère inébranlable de ses convictions. Pour Jean-Philippe Volonter, il y avait presque une dimension mythique à cette catastrophe. Le jeune peintre avait consacré son mémoire aux oeuvres disparues dans les flammes sous la forme d’un inventaire. Il avait rencontré Anne Alessandri en 2006 lors de son départ à la HEAD à Genève et depuis, un dialogue constant s’était tissé, marqué par l’entrain à chaque visite d’atelier. Drôle et parfois acerbe, la directrice du Frac était le plus souvent enjouée lors des discussions esthétiques. Elle pouvait porter des jugements féroces, mais ce n’était pas sans les claires intuitions d’un esprit vif. Ainsi, les oeuvres acquises par le Frac Corsica ont permis de définir avec une belle cohérence un panorama des scènes régionale, nationale et internationale dans un entremêlement savant de créateurs confirmés et de découvertes qui témoignent de son attachement à la création émergente.

En plus de la rénovation des salles d’exposition à Corti en 2010, le FRAC Corsica multiplia les projets européens dans l’espace méditerranéen. Des programmes d’échanges et de résidences avec la Sardaigne, la Toscane, la Ligurie, ou encore la Catalogne et Majorque ont montré le dynamisme de cet établissement culturel de la Collectivité, au cours des deux dernières décennies. L’équipe s’est aussi étoffée, après avoir connu une forme réduite avec seulement deux fidèles collaboratrices, Nicole Rombaldi et Elisabeth Giacomoni. Une telle configuration dit à elle seule la détermination acharnée qu’il fallait pour mener à bien l’ensemble des projets. À certains égards, Anne Alessandri aura fait sien le pouvoir de transformation qu’elle évoquait à l’occasion d’un texte sur le travail d’Anne Deleporte en 2001 : « En Corse, il y a un jeu pratiqué par les enfants au village ou dans les terrains libres (zones de campagne, jardins sauvages…) et que Lucie Desideri a précisément décrit et étudié : “Le jeu de l’oeil”. Il consiste à inventer un trésor, à l’enfouir pour le découvrir autre, magique, merveilleux. » Sans nul doute, cette dimension enchanteresse est présente dans l’art contemporain. Et tout au long de sa trajectoire professionnelle, Anne Alessandri se sera employée à la faire vivre, pratiquant une sorte d’alchimie où l’acuité sensible de l’oeil sait déceler les matériaux qui ont transmuté. Elle aura été une initiée et aura joué plus d’une fois le rôle de passeuse. Car la passion pour l’art se transmet. De la même façon que les créations nous transpercent. Dans Écrire (1993), Marguerite Duras affirme avec justesse : « Ce sont des émotions de cet ordre, très subtiles, très profondes, très harnelles, aussi essentielles, et complètement imprévisibles, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par le corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous.»

Pour Anne Alessandri, il est certain que l’art contemporain pouvait revêtir la même définition. Et s’il m’a semblé important de rappeler son parcours – de manière pourtant trop lacunaire – c’est qu’une leçon peut en être tirée : il demeure toujours les traces d’une vie exaltée. Si nous sommes faits de la somme des énergies qui nous traversent, ce sont les mouvements affectifs les plus excessifs qui nous conduisent à briller. D’Anne, nous garderons en mémoire qu’elle était solaire.

Fabien Danesi, décembre 2021

Parole d’artistes

Ange Leccia

  • Vous avez joué un rôle important dans la création du Frac Corsica en 1986, pouvez-vous nous raconter cette histoire ?

Oui, j’ai participé en 1986 à la Biennale de Venise avec Christian Boltanski et Marie Bourget. Nous représentions la jeune création française au Pavillon des prisons (Palazzo delle prigioni) et Daniel Buren représentait la France au Pavillon français des Giardini. Lors du dîner de vernissage, j’étais assis à côté de Jack Lang qui m’avait fait part de sa perplexité. Il m’expliqua en effet que toutes les régions de France demandaient chaque année plus d’argent pour les Frac et que seule la Corse n’utilisait pas les crédits qui lui étaient attribués par le ministère de la culture pour créer un Frac. Il était bien sûr déçu et ne savait pas comment faire avancer ce projet.

Je lui ai proposé de m’en occuper. Il m’a mis en relation avec le délégué aux arts plastiques de l’époque, Dominique Bozo, qui a dépêché Paul-Hervé Parsi, alors inspecteur à la création, pour m’accompagner dans cette mission. C’était quelqu’un d’important dans le milieu de l’art contemporain à cette époque : il avait été conservateur au Centre Pompidou, avait dirigé le château de Oiron, avait mis en place le Magasin de Grenoble dans les années 1980…

Nous avons organisé une série de rendez-vous en lien avec la Drac de Corse et quelques élus locaux. La région avait, quant à elle, délégué Jean-Marc Olivesi qui a été ensuite directeur du Musée de la Corse et qui est actuellement directeur de la Maison Napoléon. Nous avons rencontré le président de la région et plusieurs maires. Finalement la seule personne qui a été intéressée pour accueillir le Frac dans sa commune a été le maire de Corte, le docteur Jean-Charles Colonna.

Nous n’avons pas eu trop de mal à les convaincre de l’importance de la création d’une telle institution permettant aux corses de voir de l’art contemporain et de soutenir les artistes puisqu’absolument rien n’existait sur l’île. Et puis il s’agissait d’une demande de Jack Lang depuis le puissant ministère de la culture.

Le premier procès-verbal de création du Frac date de 1987. Je l’ai conservé dans mes archives. A l’époque, la Drac et la collectivité de Corse étaient à parité pour financer le Frac. Aujourd’hui, les répartitions ont changé et le contexte est différent puisque la Collectivité de Corse a l’autonomie en matière culturelle. Elle gère donc tout comme elle l’entend.

  • A l’époque vous aviez 34 ans et étiez déjà un artiste professionnel, vous vous étiez formé à l’art en Corse ?

Vous faites bien de soulever cette question, car, malheureusement il n’y avait et n’y a toujours pas d’école des beaux-arts en Corse. Pourtant, selon la loi française il doit y avoir une école des beaux-arts dans chaque département mais nous avons deux départements en Corse et toujours pas d’école des beaux-arts !

Il y a eu plusieurs délégués aux arts plastiques (successivement François Barré, Alfred Pacquement, Jean-François de Canchy, Guy Ansellem entre 1990 et 2003) qui ont insisté pour encourager la création d’une école d’art en Corse mais sans succès.
Lorsque Guy Ansellem m’a demandé si je pouvais m’en charger, j’étais professeur à l’école des beaux-arts de Grenoble, où il y avait une incroyable dynamique artistique et toute une nouvelle génération d’artistes qui y évoluaient (Philippe Parreno, Dominique Gonzales-Foerster, Maurizio Cattelan…). D’autre part, en Corse, j’étais ami avec toutes les personnes de ma génération qui avaient le pouvoir de décision. J’ai bien réfléchi à ce que pouvait être une école d’art en Corse : j’avais envie de faire une école d’art internationale pour que de jeunes corses puissent participer à une dynamique et se retrouver avec une génération de créateurs venant de New-York, de Thaïlande, du Japon, du Maghreb. Je voulais créer un post-diplôme de résidences artistiques internationales avec des jeunes corses.

Tout le monde trouvait le projet très intéressant mais je pense que les politiques n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur le lieu d’implantation du projet, entre Ajaccio et Bastia. Cela a duré des années et n’a jamais avancé. Finalement, Guy Amsellem qui appréciait le projet m’a proposé de créer ce post-diplôme au sein du Palais de Tokyo. Dès 1999, c’est-à-dire avant l’ouverture du Palais de Tokyo, j’ai été nommé à la direction du Pavillon. Ce programme a duré 17 ans, jusqu’en 2018 – année au cours de laquelle j’ai pris ma retraite. Il n’a pas été reconduit faute de moyens alors que les artistes en ont tellement besoin, d’autant plus dans le contexte de la crise actuelle ! C’est regrettable.

  • Le Pavillon du Palais de Tokyo était donc un projet pensé au départ pour la Corse.

Oui mais que voulez-vous, on ne peut pas être plus royaliste que le roi ! Lorsque les politiques sont incapables de comprendre l’intérêt d’un projet pour leur territoire et leur population, au bout d’un moment, on est obligé d’abdiquer et d’investir notre énergie ailleurs !

  • Mais peut-on revenir à la formation des artistes corses et à votre formation en l’absence d’école d’art sur place ?

Cela a commencé quand j’étais en classe de troisième. Avant de créer le bac de spécialité artistique, le ministère de l’Éducation nationale a voulu tester la création d’une telle filière et ils l’ont testée en Corse.

Ils ont envoyé un jeune professeur agrégé, José Lorenzi, qui était absolument extraordinaire. Il était ami de Daniel Buren, du groupe BMPT, passionné de land art. Il a proposé aux élèves de troisième qui le souhaitaient, de s’inscrire dans cette nouvelle section. J’étais passionné de cinéma à l’époque, notamment par Antonioni ou Pasolini, et ce professeur m’a fait rejoindre l’univers du cinéma et celui des arts plastiques. Anne Alessandri a également suivi ce cursus comme Anne Baldassari qui a été longtemps directrice du Musée Picasso ou Jean-Paul Marcheschi qui était un excellent peintre… En 1968, ce professeur avait par exemple invité Daniel Buren à faire une exposition à Bastia et à partager du temps avec les étudiants. Il nous amenait également en Italie voir des œuvres de l’Arte Povera.
Je n’aurais pas été artiste si je n’avais pas rencontré ce professeur… La vie n’est qu’une histoire de rencontres et d’aiguillages.

J’ai donc passé un bac artistique dans cette section expérimentale où nous avions tout le matériel à disposition pour une approche artistique d’un sujet à 360 degrés. Puis j’ai voulu me présenter aux Beaux-arts de Paris avec mon bac artistique en poche. En 1970, il fallait encore savoir peindre pour entrer dans une école de beaux-arts et j’ai échoué au concours d’entrée car je n’avais jamais fait de peinture de ma vie. Je me suis inscrit à la fac d’arts plastiques à la Sorbonne et c’était incroyable ! On avait Jonas Mekas qui nous donnait des cours, on avait accès aux séminaires de Lacan, de Foucault, de Roland Barthes…

  • Est-ce qu’on peut revenir à l’histoire de la création du Frac que nous avons laissée à la signature du procès-verbal de sa fondation en 1987 dont vous possédez encore le document original ?

Oui j’étais chargé de faire des propositions pour l’acquisition d’œuvres afin de constituer les débuts de la collection. J’avais des amis artistes : j’avais fait une exposition avec Dan Graham à New-York par exemple, et j’ai donc proposé une œuvre de Dan Graham, mais également de Joseph Kosuth et d’autres artistes américains. En 1985, j’avais exposé à l’ARC à Paris avec Giovanni Anselmo, j’ai proposé également qu’il intègre la collection, tout comme Pistoletto qui nous a donné une œuvre extraordinaire de 1967 faite avec des emballages et des verres. Et puis j’ai également proposé des œuvres de mes étudiants de Grenoble : Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster que nous avons acheté très tôt. Malheureusement tout cela a disparu dans l’incendie de 2001.

Au début il n’y avait pas de comité d’achat, j’ai acheté un peu tout seul pour constituer un fond de base. J’étais le seul rapporteur, on avait l’équivalent de 150 000€ par commission d’achat et on faisait trois commissions par an.
Deux ou trois ans après la création, tous les galeristes et mes amis artistes me harcelaient et je me suis retiré de ce projet car j’avais fait le lancement de départ et il était temps de passer la main. C’était en 1990 ou 1991. Madeleine Santandrea m’a remplacé, puis Serge Graziani, et enfin Anne Alessandri.

Ensuite, je n’ai jamais plus été impliqué dans le fonctionnement du Frac, mais lorsqu’elle est arrivée à la direction de l’institution, Anne a fait assez rapidement acheter une de mes œuvres.

Je me suis retiré parce que je trouvais que les politiques n’avançaient pas, dans le sens où ils n’avaient pas conscience de l’importance et de la qualité du travail qui était mené au Frac. Quand je vois que les autres Frac se dotent de bâtiments conçus par des architectes très connus et que le Frac Corse est toujours aujourd’hui dans un bâtiment qui n’est pas à la hauteur de la collection, c’est très décourageant. Ce sont quelques salles humides à Corte au pied de la Citadelle, et il n’y a toujours pas de réserves aujourd’hui ! Les œuvres sont entreposées dans un bâtiment qu’Anne m’a fait visiter, il y a cinq ou six ans : tout est moisi, humide, c’est une situation épouvantable, c’est scandaleux que l’on puisse conserver des œuvres qui aujourd’hui valent des millions d’euros dans des conditions pareilles ! La région n’a pas conscience du potentiel de sa collection et ça me rend très triste.

  • J’allais justement vous interroger à ce sujet. Vous êtes un artiste corse contemporain reconnu, quel regard portez-vous sur le développement artistique de ce territoire particulier ? A quels enjeux Anne Alessandri a-t-elle dû faire face pendant sa carrière de directrice du Frac entre 1996 et 2020 ?

De mon côté, je suis très déçu par l’incompréhension de l’importance de la création et du développement culturel de la part des responsables politiques en Corse et j’ai voulu tirer un trait et ne plus m’impliquer sur l’île. La vie est courte et on ne peut pas la gâcher à prêcher dans le désert.

Anne Alessandri s’est usée. Elle a fait un travail extraordinaire qui aurait mérité un accompagnement de la part de la région pour un nouveau Frac, un nouveau lieu, des réserves convenables, une équipe conséquente. Les Frac Franche-Comté, Aquitaine, Grand-Large, Bretagne, Paca ont construit des bâtiments à la hauteur des projets qu’ils portent pour les artistes, les œuvres et le public. Il faudrait que nos élus de Corse fassent le tour de tous ces Frac, qu’ils visitent les réserves et qu’ils se rendent compte que sur l’île, un lycéen qui veut voir une œuvre d’art contemporain aura beaucoup de mal à pouvoir le faire !

Le Frac doit avoir l’écrin qu’il mérite. Il s’agit d’une collection de très grande valeur et il faut la rendre visible au grand public. Il faut créer l’envie, le goût, réveiller la curiosité et les échanges que l’art peut provoquer en dotant le Frac Corse des moyens nécessaires et d’un bâtiment qui attire le public.

J’ai une de mes œuvres par exemple qui est installée de manière pérenne au Louvre Lens. Ce qui est magnifique c’est que vous voyez tous les week-ends les familles faire la queue pour rentrer dans ce bâtiment magnifique. C’est devenu une sortie populaire, les gens sont attirés par le signal architectural et puis ils vont être surpris par les œuvres à l’intérieur du musée !

Je prends un autre exemple extraordinaire. Je vais souvent au Japon et je pense à la presqu’île de Naoshima. C’est un ensemble de petites îles qui étaient totalement à la dérive économiquement, elles sont isolées des centres névralgiques économiques japonais. Il y a beaucoup de retraités qui vivent-là parce que le climat y est doux.
La région a décidé de faire intervenir un artiste dans chaque village, choisi par un comité technique international de très haut niveau. Ils ont mis les moyens puisque chaque pièce est dotée d’un budget de réalisation de 350 000€. En quelques années, ils ont réussi à créer un tourisme artistique international de haute volée. Il faut réserver six mois à l’avance pour trouver un hôtel ! Il y a un monde fou qui se rend sur ces îles. Et je pense que la Corse devrait faire la même chose pour développer un tourisme intelligent. Comme l’a fait le pays basque avec le Guggenheim de Bilbao par exemple.
La Corse devrait faire un geste architectural fort pour accueillir son Frac et inviter des artistes à investir des villages pour créer un tourisme intellectuellement enrichissant et respectueux de l’environnement.

Il faut profiter de cette pandémie pour repenser notre rapport à la nature et à l’art. Je crois qu’une autre leçon du succès de Naoshima est qu’il faut redonner l’art aux habitants. Les habitants de Naoshima ou leurs représentants sont très impliqués dans le choix des artistes et les habitants portent collectivement les projets artistiques qui sont installés chez eux.

  • Pouvez-vous choisir deux de vos œuvres à commenter parmi celles de la collection du Frac Corsica ?

La première œuvre qui a été achetée par le Frac Corse est La Mer en 1992. Pour moi, cette œuvre est très symbolique. Je suis né au bord de la mer et la plage que je filme dans cette œuvre est celle où mes parents m’amenaient depuis ma plus petite enfance. Je n’ai fait œuvre avec cette plage qu’en 1991, alors que je suis né en 1952. J’avais donc 39 ans.

J’ai fait œuvre avec cette plage après avoir fait un séjour d’un an au Japon où la culture Shinto qui déifie la nature est très importante. J’avais des amis japonais qui m’amenaient à la campagne et qui, lorsque l’on croisait une rivière, une montagne, se recueillaient comme devant un monument religieux…
J’ai passé quelques temps au Japon et lorsque je suis rentré en Corse, j’ai vu ma plage différemment. Je l’ai filmée un peu à la japonaise, elle devenait un élément sacré, un peu comme Cézanne avec la Sainte-Victoire d’ailleurs.

Il s’agit d’un dialogue très particulier avec la nature. Elle nous parle et il faut savoir la lire. Ces vagues sur le rivage marquent la rencontre entre la mer et la terre. C’est une caresse de la mer à la terre. Cette écume blanche qui arrive, qui monte qui redescend, qui disparaît et qui revient, c’est comme un sablier, une matérialisation du temps qui passe, une prise de conscience de l’éphémère. L’écume blanche, c’est l’espace entre les deux, c’est la pureté, la toile blanche de l’artiste ou de l’écrivain, c’est le lieu du contact, de la rencontre et de la créativité.

Un autre grand enseignement de cette œuvre est que l’étranger m’a permis de d’avoir un nouveau regard sur mon environnement. C’est l’autre qui m’a fait comprendre chez moi. C’est pour cela que j’aime la symbolique de cette pièce car elle engage mon geste d’artiste certes, mais surtout mon geste d’artiste amplifié par la culture de l’autre.

  • « Je veux ce que je veux » œuvre réalisée en 1988 mais achetée en 2003.

À la Biennale de Venise en 1986, j’avais présenté des installations avec des téléviseurs. J’ai été invité à la Documenta de Kassel en 1987 ou j’ai proposé une autre œuvre avec des téléviseurs mais qui n’avait rien à voir avec l’œuvre présentée à Venise. Le commissaire général la Documenta me dit dans un français approximatif « Ange tu as déjà montré les téléviseurs à Venise, moi je voudrais le dernier modèle de ton travail » et je dois dire que cela m’a un peu vexé.

J’étais très intéressé par les ready-made etc. Donc je l’ai pris au mot et j’ai demandé à Mercedes de pouvoir exposer leur dernier modèle.

La direction d’un musée japonais voit cette pièce à la Documenta et m’invite au Japon ou ils me demandent de faire le tour de plusieurs usines pour travailler à partir d’objets industriels. Pourtant, finalement, au pays de l’objet, j’ai plutôt voulu m’intéresser à l’humain. J’ai donc figuré deux adolescents qui vont l’un vers l’autre alors que les motos sont dos-à-dos. Les machines s’éloignent l’une de l’autre alors que les êtres humains vont l’un vers l’autre. Je veux ce que je veux – qui est le titre de l’œuvre – est écrit en japonais sur les photos et c’est ma réponse aux commandes ; au final, c’est l’artiste qui décide de son œuvre.

  • Dix-huit de vos œuvres ont étés acquises par les Frac (dès 1985 et jusqu’en 2021). Quel rôle ont joué les Frac dans votre carrière ? Quelle vision portez-vous sur ces institutions ? Auriez-vous des remarques, des critiques à formuler ?

Les Frac permettent au public éloigné des grandes métropoles d’être confrontés à des œuvres d’art d’aujourd’hui. C’est absolument vital et essentiel qu’il y ait dans toutes les régions françaises de la création contemporaine accessible, de l’art qui est en train de se faire. C’est une invention extraordinaire de Claude Mollard au ministère de Jack Lang. On souffre qu’il n’y ait pas plus de gestes comme ça de nos jours au niveau de la créativité administrative.

Et puis évidemment, être acheté par un Frac pour de jeunes artistes, cela représente beaucoup de choses. D’abord cela constitue une aide financière pour vivre, pour créer. Puis cela donne une assise, une crédibilité lorsque l’on est jeune artiste. Les Frac ont été déterminants dans ma carrière car ils m’ont aidé financièrement mais également intellectuellement. Ils m’ont amené à devoir intégrer la pédagogie pour pouvoir présenter mon travail. J’ai été invité à parler de mon œuvre devant des lycéens, des collégiens, par exemple, car plusieurs Frac associaient l’achat de l’œuvre à une médiation par l’artiste de son œuvre exposée.

Lorsque Christian Bernard, directeur du Frac Rhône-Alpes en 1985, a été le premier à m’acheter une œuvre, ça a changé mon statut. Il a organisé une exposition. Puis, j’ai eu un article dans Libération. Et, Suzanne Paget est venue voir l’exposition et quinze jours après, elle me proposait une exposition personnelle au Musée d’art moderne de la ville de Paris !

Propos recueillis par Julie Binet à Paris en janvier 2022

 

Bruno Serralongue

  • Pouvez-vous raconter votre rencontre avec Anne Alessandri et le Frac Corsica ?

Le seul projet que j’ai mené avec un Frac de toute ma carrière jusqu’à aujourd’hui a eu lieu au Frac Corse à l’invitation d’Anne Alessandri. Elle avait vu un projet que j’avais réalisé alors que j’étais étudiant à la Villa Arson et qui s’appelait Les faits divers. Ce projet était lié à la lecture des faits divers du quotidien Nice Matin pendant deux ans. Il en a résulté un ensemble de 51 photographies qui ont été exposées sur le stand de la galerie Air de Paris lors de l’exposition Austerlitz autrement, dans la grande verrière de la gare d’Austerlitz à Paris du 27 septembre au 13 octobre 1996. Anne Alessandri a vu cette série à cette occasion et m’a proposé une carte blanche en Corse.  Il s’agissait au départ d’une commande qui s’est transformée en résidence pour les besoins de la production de l’œuvre.

A l ‘époque le FLNC était très actif et la presse locale comme nationale en rendait largement compte. Je sortais de l’école, je n’étais pas du tout connu et son invitation était très ouverte et généreuse. Je lui ai fait mes premières propositions qui consistaient en des mises en scène de reconstitutions autour des attentats qui étaient perpétrés en Corse à l’époque. Mais, elle a trouvé sans doute que cela était trop attendu et a refusé ce premier projet. J’ai alors pensé faire un peu l’inverse de ce que j’avais fait avec Nice Matin en étant le lecteur des pages des fait divers. Je lui ai demandé si elle pouvait m’intégrer à la rédaction du quotidien Corse Matin en tant que photographe. Je proposais de participer à la production d’images liées à l’illustration des informations locales en travaillant vraiment comme un salarié de Corse Matin pendant un mois. Le rédacteur en chef de l’agence de Bastia a accepté, et tous les jours, je me suis retrouvé avec un certain nombre de sujets à photographier. Je développais mes films le soir et voyais si certains de mes clichés avaient été choisis pour illustrer les articles le lendemain matin. Vingt de mes photographies ont été publiées dans le quotidien ce mois-là. Elles représentent autant une séance de dédicaces d’un album d’un groupe de musique Corse que des fêtes dans des villages du nord de la Corse… Nous avions convenu avec Anne que les vingt photos publiées intègreraient les collections du Frac sous la forme de leur parution dans le quotidien (recadrées ou pas, en couleur ou en noir et blanc etc.)

C’était une résidence assez cachée puisqu’il fallait avoir lu l’annonce de ma résidence dans le quotidien et lire les crédits des photographies éditées chaque jour pour pouvoir suivre mon travail.

  • Vous êtes un photographe plasticien aujourd’hui reconnu et il me semble que l’ensemble de votre œuvre consiste à produire des images qui représentent un pas de côté par rapport au traitement des informations dans la presse. Ces deux premiers projets pour lesquels vous avez intégré les équipes de journalistes auraient-ils posé les bases de votre œuvre ?

Le projet Nice Matin s’est déroulé entre 1993 et 1995, celui de Corse Matin en 1997. Les bases de mon travail étaient posées mais de manière assez fragile. L’intérêt de Corse Matin pour moi, c’était de faire un pas de côté par rapport à ce que l’artiste est censé maîtriser de son œuvre. Je ne choisissais pas le sujet, je ne choisissais pas le recadrage des images (puisque les photos sont recadrées par le journal en fonction du nombre de colonnes) je ne savais même pas si une photo allait être publiée ou pas… Ce qui m’intéressait, c’était de déléguer le plus possible, de ne choisir rien ou presque de ce qui allait constituer l’œuvre au final. Je rattachais cette démarche à la photographie conceptuelle qui m’a toujours intéressée. Je m’intéressais à la création sous protocole et la presse me donnait l’occasion de jouer un protocole établi.

Indiscutablement, dans le cas de Corse Matin, mon travail consistait à créer un pas de côté davantage par rapport à ce qui est attendu d’un artiste, que par rapport au journalisme. Dans ces cas, je jouais totalement le jeu du photographe de presse et me dépossédais de tous les attributs de l’artiste. Il ne s’agissait pas encore à cette époque de mener une réflexion sur l’information, mais plutôt de jouer avec la définition de l’artiste, même s’il y avait déjà un regard critique sur l’image d’information. Construire une information, c’est participer à un rouage dans lequel plusieurs personnes sont décisionnaires à partir d’une image de base fournie par le photographe.

Ce fut un moment assez exceptionnel qui ne s’est jamais reproduit ensuite et qui arrivait au tout début de ma carrière. C’est une expérience unique au cours de laquelle j’ai pu expérimenter quelque chose de différent du travail que j’ai pu développer ensuite dans l’ensemble de mon œuvre.

Cette commande du Frac Corse n’en a pas entraîné d’autres. Les achats réguliers des Frac au cours de ma carrière, qui passaient par l’intermédiaire de ma galerie ont bien entendu permis de financer de manière indirecte d’autres projets, notamment à l’étranger.

  • Donc finalement après ce premier projet avec le Frac Corsica, vos photographies ont été régulièrement acquises par les Frac mais vous aviez peu de rapport avec ces institutions jusqu’à aujourd’hui.

Oui, c’est vrai, en 1998 il y a donc eu cette exposition monographique au Frac Corse puis l’exposition monographique suivante de ma carrière c’est en janvier 2022 : avec deux expositions concomitantes dans deux Frac différents, au Frac Ile-de-France et au Frac Grand-Large Hauts-de-France ! Je n’ai jamais eu d’exposition dans un Frac entre ces deux dates.

Le Frac Ile-de-France et le Frac Grand-Large financent la publication d’un livre sur la série Calais à laquelle je travaille depuis 2006. Le Frac Grand-Large organise une exposition monographique dans laquelle je présente 10 photographies de cette série depuis le 22 janvier 2022 qui s’intitule « Passer en Angleterre ».

En parallèle le Frac Ile-de-France m’a donné carte blanche pour produire une exposition monographique spécifique qui regroupe des photographies de 1995 jusqu’à aujourd’hui.

Je ne la perçois cependant pas comme une rétrospective. Il s’agit d’une exposition actuelle qui s’intitule « Pour la vie », car elle présente des individus et des collectifs en lutte pour une amélioration, une sauvegarde de la vie et du vivant en général. Formellement il s’agit de portraits ou plus précisément de personne à qui j’ai demandé de poser sur le territoire de leurs luttes. L’environnement est donc important. Il s’agit d’affirmer une présence.

Tout mon travail consiste à mettre en avant des évènements qui me semblent importants et qui reçoivent une couverture médiatique que je trouve un peu faussée ou insuffisante. Il me semble important de la contrebalancer par un autre point de vue.

  • D’après-vous l’artiste doit-il jouer un rôle politique ? Peut-il participer à changer le monde ?

Je crois que c’est assez évident que l’artiste a un rôle à jouer, il est même dans une position tout à fait privilégiée par rapport à d’autres personnes qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Il a cette possibilité et il est forcément le porte parole de quelque chose, d’abord celui de sa propre sensibilité évidemment. Pour ma part, avec mon travail, j’essaye de donner une visibilité, une reconnaissance à des personnes dont les situations méritent d’être montrées et qui ne sont pas en position de le faire.

Par contre, seules les personnes qui descendent dans la rue et manifestent essayent réellement de changer le monde. L’art quant à lui accompagne ces changements, il s’en fait l’écho, il peut aider à comprendre ce qu’il se passe, mais l’art seul ne peut pas changer le monde.

  • Vous choisissez vos projets en fonction de situations qui vous semblent nécessiter que l’on porte un regard différent à leur propos ?

La situation à Calais est tellement inhumaine qu’il faut continuer à en parler et la parole ne peut pas être limitée à celle de la presse. Plus il y a de personnes et d’artistes de médiums différents qui parlent de cette situation, mieux c’est, car il y doit y avoir une pluralité d’approches de cette situation pour la dénoncer.

  • Vous avez des liens avec des journalistes lorsque vous êtes sur place à Calais ou ailleurs ?

Oui, à Calais, par exemple en 2015 – 2016, il y avait énormément de photographes, de caméraman et de journalistes français et étrangers sur place.

J’échange rapidement avec les journalistes sur place mais je ne cherche pas à tisser des liens ; nous avons des programmes différents. La plupart d’entre eux a la nécessité de travailler assez vite. Ce qui n’est pas du tout ma temporalité; je reste plus longtemps, je fais très peu de photographies.

Beaucoup de photographes à ce moment là étaient un peu parachutés pour faire des images en restant 24 heures sur place. Certains photographes de presse (je pense notamment à Aimée Thirion, correspondante de Libération à Lille qui a fait un très beau travail photographique à Calais) prennent le temps de faire un travail différent et sont impliqués, mais c’est rarement le cas.

  • N’est-ce pas trop douloureux d’être en relation avec la détresse, l’abandon, ce traitement inhumain comme vous l’avez dit ? Comment est-ce que vous gérez vos propres émotions par rapport à ces situations ?

A Calais, c’est dur, mais, je rencontre des gens pleins d’énergie, de joie, qui vivent dans une situation terrible. Mais cette situation très difficile, ils la vivent déjà depuis plusieurs années car ils ont dû traverser plusieurs pays pour arriver là et ils ont vécu bien pire que ce qu’ils vivent à Calais. Donc ils arrivent là et la plupart d’entre eux ne comprennent pas pourquoi on ne les laisse pas traverser, puisque l’Angleterre, qui est leur but, est à 30 kilomètres.

De toute manière ils n’ont qu’une destination chevillée au corps, c’est l’Angleterre, et ils sont positifs, parce qu’ils savent que le bout du voyage est proche. Ils savent que ça va coûter cher, qu’ils vont devoir prendre des risques, que ça va être difficile mais ils en ont pris déjà tellement, leur voyage leur a déjà coûté tellement cher, qu’ils ne vont pas s’arrêter à 30 kilomètres !

  • Trente-deux de vos œuvres sont conservées dans les Frac, quel rôle ont-ils joué dans votre carrière ? Quelle vision portez-vous sur ces institutions ?

Dès 1996, le directeur du Frac Poitou-Charentes qui était Olivier Chupin à l’époque, a eu l’idée d’acheter chaque année une œuvre de mes séries. La proposition d’achat d’une œuvre était bien entendu validée chaque année en comité technique d’achat. Son intention était de créer une collection cohérente autour de mon œuvre en achetant mon travail sur plusieurs années. Cela a changé lorsqu’il est parti. Depuis, je n’ai plus de relation particulièrement étroite avec un Frac, mais j’ai la chance de continuer à être soutenu par des achats de mes œuvres.

L’aspect le plus important pour moi du travail des Frac est certainement tout ce qu’ils font dans les régions en dehors des lieux traditionnels d’exposition c’est à dire : amener les œuvres au public partout ailleurs. Le Frac Poitou-Charentes continue de m’informer régulièrement de l’utilisation qu’ils font des photos et où ils les représentent et c’est certainement cela que je trouve le plus intéressant. C’est une mission fondamentale des Frac et tout à fait singulière.

Propos recueillis par Julie Binet à Paris en janvier 2022

Sigurður Árni Sigurðsson

Sigurður Árni Sigurðsson júlí 2018
Sigurður Árni Sigurðsson júlí 2018

J’avais rencontré Anne Alessandri lors de vernissages à Paris mais je ne la connaissais pas très bien lorsque le Frac Corse a acheté à la Galerie Aline Vidal à Paris une de mes œuvres qui avait fait partie de mon exposition à la Biennale de Venise en 1999.

Quelques années plus tard, en 2002, le Frac Corse m’a invité à participer à une table ronde à Bastia intitulée «Réinvention d´une collection». La discussion eut lieu après qu’un terrible incendie ait détruit les deux tiers de la collection en novembre 2001. La plupart des participants étaient des artistes dont les œuvres avaient brûlées. Les discussions ont duré deux jours et ont porté sur des sujets aussi larges que celui de la reproduction ou non des œuvres détruites, des missions des musées d’art contemporain, de la responsabilité des artistes vis-à-vis de leurs œuvres. Ce contexte de discussion me rappelait l’Institut des Hautes Études de Paris ou Pontus Hulten, dont je suivais les séminaires, engageait des réflexions sur la finalité des musées avec ses étudiants. Il questionnait notamment la visibilité des œuvres : quand et comment les œuvres doivent être exposées et que faire de toutes celles qui sont dissimulées, loin du public, dans les réserves des musées par exemple.

Ce fut le contexte de ma première rencontre avec Anne Alessandri et son île. Je n’avais jamais visité la Corse auparavant et je ne connaissais pas grand-chose de l’île. Anne a présidé les rencontres et mené les discussions avec un grand professionnalisme puis elle nous a fait visiter la Corse printanière et raconté son histoire. C’est dans ce cadre que je la revois, sur sa terre natale, entourée de la belle architecture de Bastia, parlant du passé et du présent et du rôle de la collection du Frac. Elle connaissait très bien l’histoire de l’art italien et français et avait une large compréhension des courants artistiques contemporains nationaux et internationaux. Nous n’étions pas toujours d’accord dans nos discussions sur l’art, mais son enthousiasme sincère et sa constance faisaient qu’elle avait toujours le dernier mot.

Anne a travaillé sans relâche pour donner une visibilité au présent en Corse. Lorsqu ‘elle décrivait l’œuvre de Claudio Parmiggiani “Ferro Mercurio Oro” à Monte d´Oro, caché dans la montagne au Cap Corse, on comprenait le sens de la mission qu’elle s’était donnée. Plus tard, elle a également présenté une œuvre monumentale de Parmiggiani “Naufrage avec spectateur” dans une église désaffectée à Morsiglia en 2009 marquant toute la puissance de son message.

En 2003, j’ai eu la chance de travailler à nouveau avec elle et la formidable équipe du Frac Corse pour imaginer ce qui pouvait être fait pour remplacer l’œuvre qui avait été détruite dans l’incendie. Je garde notamment un souvenir très fort de rencontres avec le public organisées par le Frac auxquelles je participais et qui m’ont fait considérablement avancer dans ma réflexion sur ma pratique artistique.

Plus tard, en 2012, mon exposition monographique “Jardins d’ombre” organisée au Frac à Corte présentait des œuvres que j’avais réalisées en Islande et en Corse.

Depuis, je suis allé plusieurs fois en Corse. J’ai eu la chance de travailler pendant quelques mois dans le cadre magnifique du studio Casa Di L’Alba à Pietrabugno avec une vue imprenable sur Bastia et les gens merveilleux qui y vivent.

Tout cela m’est arrivé parce que j’ai rencontré Anne, je lui suis éternellement reconnaissant pour toutes les formidables personnes que j’ai rencontrées à travers elle et l’équipe du Frac.

Mais mon plus beau souvenir avec Anne date probablement de sa visite en Islande en 2013. Je l’ai emmenée en voyage autour de Reykjavík pour voir l’œuvre in situ « Le phare » (Il faro d’Islande) de Claudio Parmiggiani, installée à l’occasion de Reykjavík – ville européenne de la culture en 2000. Anne était plus lumineuse que le phare et j’ai eu le sentiment qu’elle avait trouvé, ici aussi, la preuve que dans les petites îles au grand cœur, les musées comptent et peuvent faire de grandes choses.

Sigurdur Arni Sigurdsson
Décembre 2021

Gaël Peltier

  • Pouvez-vous nous décrire votre rencontre avec Anne Alessandri et le Frac Corsica ?

Par téléphone, Anne m’avait donné rdv au Frac en 2001, dès notre première rencontre, elle affichait un désir et un respect que j’ai rarement connus. Nous partagions depuis une amitié mêlée de pudeur. Elle me manque(ra).

  • Pouvez-vous choisir deux de vos œuvres à commenter parmi celles de la collection du Frac Corsica ?

La première est le film “dévoilé(e), plan B” pour lequel Anne écrivait : « une voiture s’approche d’une autre, le conducteur brise la vitre de la portière avant… L’action est dans la retenue et la rapidité; quelque chose de redouté et de très efficace et, en fin de compte, comme l’assouvissement d’un désir encore mêlé de la tension qui le précède. »

Enfin « La Conjuration », est une performance de six mois à New-York durant laquelle je me suis inscrit dans un processus de transformation physique à travers une prise de poids de 30 kilos. Anne Alessandri a su l’importance de cette expérience, et en a montré le film de 58 minutes dans l’exposition « The body snatcher ».  Pour le catalogue avec Jean-Yves Jouannais, chacun avait écrit un texte dont les intuitions m’avaient fortement impressionné. Anne Alessandri avait choisi pour titre “Organiser le destin ou quelque chose comme cela”, faisant référence à une déclaration de Chris Burden à propos de sa performance Shoot, durant laquelle l’artiste s’était infligé un tir à l’arme à feu.

Sans qu’elle n’en ai pourtant jamais rien su, je partage avec cet artiste l’expérience d’avoir été touché à bout portant, par le même calibre (indifféremment, dans la réalité d’une action politique la nuit dans la rue, en place d’une performance artistique dans un white cube éclairé au néon).

  • Neuf de vos oeuvres ont été achetées par les Frac, quel rôle jouent ces institutions dans votre carrière ? Quel regard portez-vous sur ces institutions ?

Le Frac Corsica et le Frac Paca ont toujours fait preuve de bienveillance et d’attention à mon égard. Encore tout jeune artiste, sans la moindre hésitation Anne Alessandri m’a offert toute sa confiance, tout comme à l’époque Éric Mangion au Frac Paca, et leur soutien a été déterminant.

Peut-être est-ce la chance des Frac que de pouvoir faire des travaux de recherche en dehors de l’actualité et des saisons culturelles.

Hugues Reip

Hugues Reipp
Hugues Reipp

J’ai rencontré Anne lors de mon tout premier voyage en Corse en 1996. Ce fut donc une double première fois pour moi : Anne et son île. Elle venait d’être nommée récemment à la tête du Frac Corse et préparait avec Christophe Domino une exposition intitulée Géographiques à laquelle je devais participer. Je venais donc faire des repérages pour l’exposition qui eut lieu un an plus tard à Corte. Nous avons très vite sympathisé et j’ai le souvenir très vivace de rencontrer une jeune femme passionnée, gaie, énergique et qui ne s’en laissait pas conter. Nous avons bien évidemment appris à nous connaître et, au fil des années, sommes devenus de très complices amis. Deux de mes œuvres (Automatic et La Tempête) furent ensuite acquises par le Frac Corse. Le film La Tempête fût même en partie réalisé sur l’île lors d’une résidence organisée par Anne dans une magnifique maison au cœur du jardin du Vilayet, à Bastia. Elle me proposa ensuite de faire partie du comité technique du Frac dans lequel j’ai encore siégé quelques mois avant qu’elle ne nous quitte si soudainement.

En 2013, Anne m’a, en quelque sorte, remis les clefs de la réserve du Frac Corse pour que je sois le commissaire attitré de la collection pour les 30 ans des Frac (Les Pléiades). Cette exposition fut inaugurée dans un premier temps à Corte puis à Toulouse aux Abattoirs en compagnie de la sélection opérée par d’autres artistes dans tous les Frac de France.
Le Frac Corse est riche d’une extraordinaire collection, dont il me serait difficile de parler de manière exhaustive.
Ce fut en tout cas une formidable aventure que d’accompagner Anne et les autres membres du comité à constituer en partie cet ensemble. Les artistes savent, mais ils/elles ne sont pas les seuls, que l’énergie d’un lieu, son rayonnement tient souvent à la personnalité de celle ou celui qui le dirige. Anne était un de ces formidables esprits qui font avancer la création et lui ont dédié leur vie, contre vents et marées. J’ai encore bien du mal à me résoudre à son absence…

Agnès Accorsi

Agnès Accorsi
Agnès Accorsi

J’ai rencontré Anne en l’an 2000. J’avais demandé un rendez-vous pour lui montrer mon travail. Je n’avais aucune assurance, j’avais entendu dire qu’elle était très exigeante. J’avais rendez-vous dans son bureau de l’hôtel de région à Ajaccio. J’ai vu une femme superbe, rousse, très élégante. Je lui ai présenté un dossier, c’était de la peinture. Je l’ai vu regarder attentivement et dire à chaque page qu’elle tournait : « c’est très intéressant ». A la fin du rendez-vous, elle m’a proposé de venir faire une visite d’atelier. A partir de là, une relation à la fois professionnelle et amicale est née avec des hauts et des bas, beaucoup de complicité mais beaucoup de tempêtes aussi…

Agnès ACCORSI 1967, Ajaccio (Corse-du-Sud, France) L'âme hospitalière 2002, Vidéo Cassette VHS 3'30'', Achat en 2003, Frac Corse © droits réservés Extractions vidéo
Agnès ACCORSI 1967, Ajaccio (Corse-du-Sud, France) L’âme hospitalière 2002, Vidéo Cassette VHS 3’30”, Achat en 2003, Frac Corse © droits réservés Extractions vidéo

Elie Cristiani

Elie CRISTIANI, 1948, Ajaccio (Corse-du-Sud, France), Là, il y a, 2002, Vidéo son,durée: 1', Achat à l'artiste en 2019, Frac Corsica, © droits réservés, Crédit photographique : Visuel fourni par l'artiste
Elie CRISTIANI, 1948, Ajaccio (Corse-du-Sud, France), Là, il y a, 2002, Vidéo son,durée: 1′, Achat à l’artiste en 2019, Frac Corsica, © droits réservés, Crédit photographique : Visuel fourni par l’artiste

ELIE CRISTIANI

Le Frac Corse a joué un rôle très important pour moi et bon nombre d’artistes travaillant en Corse. Dès sa création sous la direction de Madeleine Santandrea, Ange Leccia était au comité technique, une de mes œuvres a intégré la collection. Serge Graziani le deuxième directeur y a présenté ma première exposition, en 1992.  En 2017, Anne Alessandri et Christophe Domino m’ont proposé une rétrospective. Entre temps, de 1995 à 2017, trois de mes œuvres avaient rejoint la collection dont un corpus d’une dizaine de très courtes vidéos, et j’avais figuré dans bon nombre d’expositions collectives.

Les choix d’Anne Alessandri auprès des artistes avaient la qualité d’un engagement dans la durée. Le Frac a été un soutien attentif de mon œuvre et sur une très longue période.

J’ai été en tant qu’artiste au comité technique du Frac puis au Conseil d’Administration, en tant que président de la commission culture du Conseil Économique Social et Environnemental. Au sein du Conseil d’Administration du Frac, j’ai très volontairement assumé une sorte de caution personnelle (engagement politique et culturel) auprès des élus.

Pour de multiples raisons, j’ai exercé une présence très modeste, au sein du comité technique. Parmi les personnalités importantes du Conseil d’Administration, je voudrais citer par exemple madame Gabrielle Vitte, qui a tenu pendant quelques années une bonne galerie d’art contemporain à Ajaccio. Elle a soutenu sans cesse le Frac ses orientations et les choix d’Anne.

Anne Alesandri a commencé sa carrière professionnelle en guidant, avec Yves Loïc Girard, l’opération initiée par Jack Lang, les arts au soleil, dans les années 90. Elle avait été très marquée par l’enseignement de Daniel Arasse. Son intérêt pour la renaissance Italienne, l’art moderne et aussi le cinéma, a donné force et profondeur à son regard sur les œuvres contemporaines mais aussi les artistes comme présences subversives et génératrices de réels.

Au Frac Corse, elle a poursuivi la dimension historique de la collection du Frac et lui a donné un ancrage méditerranéen fort. Elle a su y intégrer de nombreux artistes travaillant en Corse.

Anne faisait preuve d’un engagement fort et radical, rapide et fulgurant dans ses choix comme dans ses rejets. Ses engagements étaient à l’image de ses éclats de rires, de ses emportements et du flamboyant de sa chevelure.

Jean-Philippe Volonter

  • Pouvez-vous décrire votre rencontre avec Anne Alessandri et le Frac Corsica ?

J’ai quitté la Corse pour faire deux années préparatoires aux écoles d’art à Paris et puis j’ai intégré l’HEAD (haute école d’art et de design de Genève) et lorsque je suis rentré en Corse j’ai rencontré Anne qui a voulu prendre connaissance de mon œuvre et de mon parcours. Elle m’a exposé au Frac dans le cadre d’une exposition collective « Archipel Ouest, Ile du futur » en 2020.Les œuvres qui sont dans la collection du Frac Corse ont été achetées en 2020. Anne a suivi mon travail depuis plusieurs années, c’est elle qui a proposé mes œuvres à l’achat.

J’ai connu Anne Alessandri il y a 15 ans, lorsque j’avais 21 ans. Nous avons tissé des liens amicaux et professionnels très forts, elle m’a énormément soutenu, défendu et accompagné. Je n’ai jamais été en demande de reconnaissance de la part du Frac, je travaille plutôt avec les galeries en Suisse et à l’international mais Anne a toujours été attentive à mon œuvre.

  • Pouvez-vous commenter « Image de nuit », tableau daté de 2020 de la collection du Frac Corsica ?

Il s’agit ici d’un paysage de nuit qui peut s’inscrire dans une certaine tradition de la peinture, ce thème est assez récurrent dans l’histoire de l’art. Je représente ici une explosion de nuit, sur un décor peint à tempera. C’est une technique de peinture très classique issue du moyen âge, il y a pour moi un côté subversif à peindre une explosion dans un décor « classique ».

Je m’inspire de la culture affichiste indépendantiste corse des années 90 qui fonde la base de la palette de toute mon œuvre. Les affiches de cette culture visuelle spécifique sont exposées au notamment musée de Corse qui est situé juste à côté du Frac.

Les affiches nationalistes présentent une iconographie assez récurrente faite de barreaux ou de chaînes, une typographie particulière et une colorimétrie noire et blanche avec quelques rares rehauts rouge. Les affiches portaient sur des revendications pour la libération de prisonniers par exemple ou sur des revendications politiques plus larges.

Il me semble, d’un point de vue extérieur, que l’activisme séparatiste corse appartient au passé… En tous cas il a évolué, mais il a construit une imagerie collective qui est encore très présente en Corse. Avec mes œuvres, je pose la question de savoir si une image perd de sa force revendicative quant elle est intégrée au corpus de l’art et en particulier à celui de la peinture. Est ce qu’une peinture de paysage de combat rentrée au musée devient une peinture de paysage où reste une image de combat?

Une autre œuvre conservée au Frac Corse, La Bergerie, est un peu issue de la même thématique, elle inclue également la question du contraste entre l’intérieur et l’extérieur de l’intime et du politique. Le feu est l’élément capable de réunir tous les antagonismes.

Témoignages

Xavier Franceschi, Durecteur du Frac Île-de-France, photo Martin Argyroglo
Xavier Franceschi, Durecteur du Frac Île-de-France, photo Martin Argyroglo

Stella

C’était en 2010. L’été battait son plein, il faisait un temps magnifique. Le soleil était déjà à son zénith, le ciel bleu azur, il allait faire chaud, mais, et c’est ce qui est si agréable en Corse, on aurait toujours de l’air, la fraîcheur serait présente, l’ombre accessible. Nous nous étions donné rendez-vous avec Anne au couvent de Morsiglia, dans le Cap. Elle voulait me montrer l’installation que Claudio Parmiggiani avait spécialement conçue pour le lieu, que le Frac avait produite. Ce n’était pas la première fois qu’Anne avait invité l’artiste italien. Dix ans auparavant, Parmiggiani avait réalisé une œuvre en pleine nature, au sommet de l’une des plus belles montagnes de l’île, le Monte d’Oro, où il avait implanté les empreintes de ses mains à même la roche en les recouvrant d’or, pour une sorte d’offrande, de don de soi à la nature si exceptionnelle en ces lieux magiques. D’une certaine manière et au-delà de toute attente, la magie avait continué d’opérer et un petit rituel s’était imposé : les randonneurs, une fois le sommet du Monte d’Oro gravi et comme pour mieux certifier leur passage, avaient pris l’habitude d’apposer leurs propres mains dans le creux des empreintes de l’artiste, se prosternant ainsi comme l’avait fait l’artiste face à l’extraordinaire panorama de l’île. Par sa parfaite inscription dans son environnement – une gageure quand on voit ce qu’est cet environnement –, par cette étonnante appropriation du public, l’œuvre, Ferro Mercurio Oro, était de fait une réussite absolue, un exemple unique de commande dans l’espace public.

J’étais donc très curieux de découvrir la nouvelle proposition de l’artiste à Morsiglia dans un lieu que je connaissais et qui là-aussi, par sa beauté, semble relever du miracle. J’arrivai un peu en avance. Anne n’était pas encore là. Après avoir garé ma voiture sur un petit terre-plein juste avant le couvent, je descendis pour contempler ce site merveilleux. Il n’y avait personne. Ou plutôt, si : au détour d’un rocher, je vis un homme en chemise blanche, plutôt âgé, crâne dégarni et barbe grise, assis sur une grosse pierre. Je le saluai. Il répondit à mon salut avec politesse et discrétion, appuyé d’un petit mouvement du visage. Une voiture arriva. Anne en descendit et après nous être réjouis de nous retrouver en un si bel endroit, après avoir échangé quelques mots, elle alla vers l’homme qui était resté assis. Il se leva et emboîta le pas d’Anne qui revenait vers moi. « Je te présente monsieur Stella », me dit-elle. Nous nous saluâmes une seconde fois en nous serrant cette fois la main. Il repartit aussitôt et nous le suivîmes. Il avait sorti une grosse clef et je compris que l’homme était là pour nous ouvrir le couvent – ou plus précisément l’église du couvent – et l’exposition qui n’était pas encore ouverte au public. La porte s’ouvrit. Nous entrâmes. L’œuvre de Parmiggiani s’imposa d’emblée à nous avec force. Il s’agissait d’une immense barque blanche de 15 m de long, découpée en trois parties dans le sens de la longueur, qui reposait sur des étais de bois au centre de la nef de l’église. L’embarcation gisait tel un grand animal blessé, les multiples usures du temps – sa peinture écaillée, le bois scarifié, la rouille invasive – amplifiant cette sensation de bête échouée. Une bête échouée non pas sur le rivage – sur l’un des rivages tout proches, par exemple –, donc, mais en un lieu où l’on n’aurait pas imaginé qu’elle pu être, même si au bout d’un moment l’idée d’un corps meurtri, exposé au regard des visiteurs, pouvait indéniablement faire sens en ce lieu sacré. Il n’empêche : la première réaction que l’on avait était bien cette totale incrédulité de voir un navire dans une église, de se demander même comment on avait bien pu le faire entrer par la porte (et même si l’on comprenait que c’était en le découpant qu’il avait pu entrer, le charme opérait tout de même). De toute évidence, appuyée en cela par l’intense présence physique de l’embarcation, la force de la proposition résidait dans cette idée de déplacement, sachant qu’en lui-même, le navire, ce navire qui avait dû longtemps fendre les flots et sillonner les mers, signifiait précisément la mobilité, le mouvement, le voyage. Bref, nous étions littéralement embarqués… Tout à ma découverte de l’œuvre, j’avais un peu oublié Anne, que je retrouvai sur le parvis de l’église en compagnie de Monsieur Stella. Celui-ci, lorsque je m’approchai d’eux, s’éloigna non sans m’avoir une nouvelle et dernière fois salué. Nous échangeâmes avec Anne à propos de l’installation de Parmiggiani. Elle me raconta l’aventure que ç’avait été, depuis la recherche d’un bateau, la découverte du Carrara (le nom de la barque) en Sardaigne, son acheminement à travers la Corse, le chantier de sa transformation réalisé avec des charpentiers et autres artisans… Naufrage avec spectateur avait été une expérience hors norme, tant humaine qu’artistique, et ce qui avait été ainsi créé forçait le respect. Puis elle me demanda si je connaissais Monsieur Stella. Je lui avouais que non, sentant en même temps qu’au vu de la question, j’aurais pu, j’aurais dû le connaitre ; je m’en retrouvai donc confus. « Yves Stella est le maire de Morsiglia » me dit-elle. « C’est aussi une figure historique de la lutte indépendantiste, l’un des fondateurs du FLNC ». Je restai bouche bée. Elle me détailla quelques moments fameux de son itinéraire politique, celui d’un intellectuel engagé : directeur de la maison de la culture de Bastia, directeur de l’hebdomadaire U Rimbombu, son emprisonnement comme suite à sa participation à la première « nuit bleue » en 1976, son amnistie en 1981… L’idée qu’une telle personnalité s’était déplacée simplement pour nous ouvrir l’exposition me semblait proprement invraisemblable. « Tu sais, ça fait un moment que j’ai développé ce programme régulier d’expositions à Morsiglia et c’est notamment grâce à lui que les choses ont été possibles ». Je savais que le couvent avait déjà été le théâtre d’expositions du Frac, je me remémorais notamment celle qu’avait réalisée Richard Long avec une pièce appartenant à la collection du Frac. « Pour tout dire, ça n’a pas été aussi simple que ça. Il y a eu beaucoup à faire pour que l’on comprenne bien ce que ce type de projet voulait dire, les obligations en termes de présentation, de conservation… Il y a eu beaucoup de pédagogie à faire, même si j’avais affaire à quelqu’un comme Yves Stella, d’une rare intelligence et qui donc était entièrement partant. Par exemple, pour le tout premier projet dans l’église, je lui ai expliqué qu’il fallait obligatoirement trouver des solutions par rapport à l’éclairage, à l’hygrométrie – tu as vu l’état de l’église –, par rapport à la sécurité, etc. En l’occurrence, il m’avait promis d’installer une alarme qui serait reliée à la mairie. Lorsque le montage arriva, il y avait effectivement eu des aménagements, la lumière était là, mais point d’alarme. Je fis un scandale. Je lui dis que si les œuvres n’étaient pas sécurisées, il était hors de question de faire l’exposition et d’installer les œuvres. Il me répondit qu’il allait régler ce problème, qu’il allait personnellement s’occuper de ça et que les œuvres seraient en toute sécurité à l’intérieur de l’église. Et tu sais ce qu’il a fait ? Eh bien il est venu pendant toute la durée de l’exposition avec son fusil pour camper toutes les nuits à la porte de l’église. C’est sûr, il avait réglé le problème de la sécurité ! J’ai pu dormir tranquille…». Une fois passée la sidération, et après avoir ri de bon cœur avec Anne, je fus envahi d’une forme d’allégresse, d’une douce euphorie : j’avais coup sur coup découvert une proposition artistique absolument extraordinaire – tant dans sa réalisation que de par son contexte d’apparition –, fait une rencontre certes quasi mutique mais on ne peut plus mémorable, et entendu l’une de ces histoires qu’on adore parce qu’elles ne s’inventent pas. J’embrassai chaleureusement Anne en ayant le sentiment d’avoir devant moi l’une de ces personnes, rares, grâce à qui l’art – le meilleur – peut advenir et exister de façon idéale. Je t’embrasse à nouveau, chère Anne. Très fort.

Xavier Franceschi, Directeur du Frac Île-de-France

Claudio PARMIGGIANI (1943, Luzzara (Italie), Naufrage avec spectateur, 2009 - 15 m x 1,68 m pour la partie la plus grande (centrale) 14 m x 1,68 m pour les deux autres parties (latérales). Hauteur de l'oeuvre : 3 mètres à la proue - Don au Frac Corse en 2012 © Claudio Parmiggiani - Photographie Lea Eouzan
Claudio PARMIGGIANI (1943, Luzzara (Italie), Naufrage avec spectateur, 2009 – 15 m x 1,68 m pour la partie la plus grande (centrale) 14 m x 1,68 m pour les deux autres parties (latérales). Hauteur de l’oeuvre : 3 mètres à la proue – Don au Frac Corse en 2012 © Claudio Parmiggiani – Photographie Lea Eouzan
Christophe Domino ©DR
Christophe Domino ©DR

Pour Anne Alessandri

L’histoire de l’art est dans nos histoires (d’une façon, d’une autre ou de toutes) et dans celles des artistes immanquablement. L’histoire de l’art est l’histoire des expériences ; elle(s) continue(nt).
Anne Alessandri 1998

Qu’elles continuent en effet : c’est ainsi je le crois, comme elle le notait en 1998 en présentant une des nombreuses expositions de la collection qu’elle a menées, qu’Anne Alessandri envisageait son engagement, et bien au-delà d’elle-même, en termes d’histoires et d’expériences. Car si c’est bien à l’histoire de l’art qu’elle devait son esprit et son mode de pensée, par sa formation universitaire, c’est à l’histoire comme force de transformation, de devenir, comme force inscrite dans l’expérience au présent des artistes et des spectateurs qu’elle entendait avant tout se mesurer.

Il m’a été donné de suivre son parcours au Frac Corse, depuis une visite impromptue au printemps 1996, peu après sa prise de fonction, jusqu’à la fin de sa carrière, il y a à peine plus d’un an, et au-delà, jusqu’aux cruels moments du mal qui l’a emportée. Par vingt cinq années, je m’en suis trouvé témoin et acteur, à son invitation souvent, au gré de projets et de collaborations, ponctuelles ou de longue haleine, inscrits dans l’histoire du Frac —et qui comptent dans mon propre itinéraire de critique et de commissaire.

Ainsi me demanda-t-elle de réfléchir à un projet d’exposition pour l’été 1997, moment important alors pour réinscrire le Frac dans sa pleine visibilité auprès du public, mais aussi dans le concert des institutions culturelles de Corse. Le Musée de la Corse s’inaugurait alors, dans le bâtiment voisin au sein de la Citadelle à Corte. Anne a toujours porté la plus vive attention aux relations du Frac avec les autres institutions de Corse, et avec leurs acteurs. Bien sûr par vocation des Frac de diffusion de leur collection, mais aussi comme une manière de travailler à inscrire l’art contemporain dans la culture insulaire, en défense d’une vision ouverte sur le monde de celle-ci, un engagement central et parfois une bataille. Le musée dévoilait alors un trésor politico-cartographique qu’est le Plan Terrier de la Corse, carte manuscrite achevée à la fin du XVIIIème siècle. Comme en écho, sous le titre Géographiques, l’exposition nourrissait l’imaginaire de la représentation géographique et cartographique, au travers de propositions de vingt et un artistes, corses et du monde, interrogeant d’autant de manières les modes de représentations des territoires —vécus, voulus ou figurés précisait notre sous-titre. Des salles du Frac au Palazzu Naziunal voisin, gestes et pièces réunis pour l’occasion ont aussi laissé leur marque dans la collection. Ainsi de la grande sculpture de Richard Long qui par la suite rejoignit la collection ; ainsi encore pour nombre des artistes participants qui sont restés attachés au Frac, comme Elie Cristiani, Hugues Reip, Claire Jeanne Jézéquel, Claudio Parmiggiani. Dans le catalogue produit alors, je remerciais Anne pour sa confiance et sa ténacité : je le fais plus encore, vingt cinq ans plus tard.

Par la suite, l’événement de l’incendie de 2001 qui détruisit les réserves valut tant d’échanges avec les artistes, avec les acteurs et témoins de l’histoire du Frac. Anne en fut profondément éprouvée, mesurant une fragilité inimaginable de l’institution. Elle en prit durement sur elle une part de responsabilité. Mais cette catastrophe fit aussi prendre, plus que toute forme de réflexion théorique, la force de ce qu’est une collection, et une collection publique, dans le contexte corse mais aussi bien plus largement, une force qui se situe au-delà de la réalité matérielle des œuvres. C’est ce qui donna une énergie partagée par bon nombre des acteurs impliqués, et à Anne elle-même, de penser les termes d’une reconstitution, transformant la fatalité d’une forme de deuil en nouvelle fondation, par des étapes de travail collectif qu’elle conduisit, comme ce moment singulier d’une rencontre tenue avec nombre des artistes concernés sur un ferry boat à quai sur le port de Bastia, en mai 2002, où tous et chacun nous trouvâmes devant une interrogation profonde sur l’ontologie des œuvres. En sont sortis autant de protocoles de ré-invention, de la re-production technique quand elle était possible et acceptée à la re-constitution ou encore au remplacement par des pièces correspondant à la production contemporaine des artistes, en accord avec la logique et les orientations de la collection. Les enjeux techniques, administratifs et financiers occupèrent de longs mois l’équipe tout entière. Les artistes firent preuve non pas seulement d’implication mais aussi d’un attachement très particulier pour le fait de travailler en Corse, et pour la Corse, comme ceux qui par la suite y firent résidence, les Sigurdur Arni Sigurdsson, Kees Visser, Marylène Negro, pour ne penser qu’à ceux qui me sont le plus familiers. Où encore un Richard Long, que j’ai accompagné à nouveau en 2007, d’autant que son invitation initiale datait de Géographiques, jusqu’à la re-constitution de A pipe-Maker’s Wood Line. Il avait fallu, pour la rendre possible, retrouver le matériau initial de la pièce que lui avait proposé, en bon connaisseur de la Corse et de l’art des autres, Elie Cristiani.

Les questions névralgiques des espaces, salles d’exposition comme réserves, furent avec les autorités insulaires une préoccupation constante et un chantier lourd, pour permettre de faire valoir des conditions aux normes de sécurité et de fonctionnalité qu’il n’était pas si facile à faire prendre en compte. Ceci d’autant que le Frac avait changé de statut et que, seul du réseau je crois, se trouvait sous un régime singulier de tutelle directe de la Collectivité territoriale de la Corse (devenue Cullettività di Corsica depuis), avec les spécificités pas toujours favorables d’une telle situation. Anne a dans ce cadre développé une intelligence politique remarquable, méditée entre autres pendant les longues heures de déplacement sur les routes de corses entre Ajaccio, Corte et Bastia, et tous les points et sites de l’île où exposer faisaient sens.

C’est sur ces routes aussi, parcourues avec elle, découvrant du nord au sud des sites et paysages si marquants, que j’ai eu la très précieuse chance de réfléchir, discuter, débattre parfois d’un autre projet qui devait m’occuper pendant au bas mot quatre années. C’était là le fruit d’une orientation et d‘un engagement majeur d’Anne, de sa vision des plus justes venue de la situation géopolitique de la Corse : l’ouverture vers l’espace méditerranéen. Au fil des années, c’est vers l’Italie continentale, la Sardaigne mais aussi vers l’Espagne qu’Anne a ouvert des relations essentielles. L’échelle pan-méditerranéenne était au centre du programme d’ouverture du périmètre artistique, culturel et institutionnel du Frac qu’elle menait, engagée y compris dans son perfectionnement personnel dans la langue italienne. Elle entretint durablement nombre d’échanges d’idées, d’artistes, d’œuvres et permit de nouer ou de conforter un grand nombre de liens esthétiques et humains aussi en Italie, dans le sud de la France, et beaucoup aussi du côté de l’Espagne, tous contextes où Anne conduisit de nombreuses présentations de pièces de la collection, pendant qu’aussi elle suivait une politique d’invitation pour résidence et exposition.

Lecteur entre autres d’un auteur comme Predrag Matvejevitch et son Bréviaire méditerranéen, le parisien que je suis s’est trouvé profondément influencé par le déplacement qui me faisait un moment prendre la Corse comme un autre centre, par rapport tant au contexte et aux réalités contemporaines qu’à l’ancrage dans la culture de la Mare nostrum. Combien de fois avons-nous ensemble traversé les Bouches de Bonifacio, localisation souvent revendiquée (mais les lieux mythologiques sont… mythologiques. On voit cela autrement à Messine !) de la rencontre d’Ulysse avec Charybde et Scylla, rien moins. L’épreuve était moins rude pour nous, soumise cependant à une mer parfois peu accueillante sur le ferry qui mène de Corse en Sardaigne, voyages faits pour la préparation et la réalisation du projet Le reflet, le doute, la menace et son versant sarde, Il riflesso, il dubbio, la minaccia. Vingt deux artistes en 2005 dans différents lieux de Corse, vingt cinq en Sardaigne en 2006. Sur les montages à plus de vingt participants, ici à Morsiglia dans le Cap Corse, ou dans le port de villégiature d’Alghero, Anne tenait le cap. Ce n’est pas le lieu de les tous mentionner, et seule l’histoire du Frac et de la collection rendra compte de tout cela, mais je demeure frappé par l’association d’intuition affective et d’élection réfléchie qui lui a fait constituer un paysage de relations d’œuvres et d’artistes, qui se retrouvent souvent dans la programmation comme dans la collection. De ceux dont je suis le plus familier, d’une Simonetta Fadda depuis Savone, d’un Léonardo Boscani depuis Sassari, je connais le lien développé avec elle, d’une confiance teintée d’une prudence, devant le mélange de chaleur et de distance qu’elle savait entretenir, devant sa sensibilité profonde aux œuvres et aux gens, devant ses silences, parfois ses impatiences ou sa forme brusquerie cachant de vives émotions ou de saines colères. Rien pourtant qui ne troubla la rigueur et l’exigence de passeuse engagée, d’interlocutrice d’une fidélité entière.

Plus de vingt ans d’un travail si incarné ne tiendraient pas dans un propos d’hommage, fut-il aussi profondément respectueux qu’amical. C’est du côté de l’écriture encore que je trouverais rassemblés les traits qui la dessinent. Écriture torture pour Anne, comme elle l’est pour ceux qui s’y engagent sans compromis, à la recherche d’une profondeur d’exception, dépassant largement même la tâche, la responsabilité, l’action de terrain. Torture au profit d’une écriture dense, portée par la littérature, l’histoire, la pensée. Je l’entends encore ici, dans le texte d’ouverture du catalogue de l’exposition Naturel pas naturel au Musée Fesch à Ajaccio en 2018 : « Les recherches, les expériences et résultats de la pensée philosophique et de la création artistique s’augmentent mutuellement. Perceptibles à travers les œuvres, toutes ces approches, quand elles se transforment, n’effacent pas systématiquement celles qui les ont précédées. S’il n’y a pas de citation, il y a une mémoire. Il y a des acquis. Et particulièrement celui du partage de la conscience politique, de l’engagement ».

Christophe Domino, historien, critique et théoricien de l’art, mars 2022

Affinités

« Affinité » est un de ces mots qui, traversant des frontières sémantiques, conservent leur fraîcheur et leur mystère, de ces évocations non précises qui ont trouvé une forme qui ne les réduit pas, qui n’explique ni leur origine ni leur limite, comme s’il n’y en avait pas. « Affinité » mot infini et heureux a sa place incontestée dans le vocabulaire poétique et scientifique du connu et de l’inexploré.

Comment se produisent les rencontres ? L’exposition éponyme ne vise pas à lever l’énigme. Le visiteur verra ce qu’il en est ; Affinités entre des institutions ou structures incarnées par des personnes ; Affinités entre une collection et des sensibilités, des convictions ; Affinités entre des œuvres qui se révèlent à l’accrochage.

Le Frac a proposé à 13 personnes partenaires et complices de ses actions sur le territoire de choisir chacune une œuvre dans la collection et d’en donner librement sa perception.

La collection d’art contemporain de la Corse a besoin de ses regards, elle vit des émotions et des questions qu’elle suscite. Le parcours de l’exposition Affinités donne le sens profond de ces rencontres dont les œuvres et les individus partagent l’alchimie. Tout n’est pas que hasard. Si les œuvres se répondent alors qu’elles ne sont pas rassemblées par une seule intention c’est que la collection est un corps cohérent. Si chacune s’affirme c’est que ce corps est étonnant. Et si toutes les personnes invitées ont répondu vite et enthousiastes, c’est que le partage est vrai.

Anne Alessandri, février 2021

Anne Alessandri
Anne Alessandri

Diaporama

Découvrez quelques oeuvres de la collection du Frac Corsica :

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